Tête-à-tête avec Piotre

Piotre est un artiste français marqué par le street art et la Figuration libre, créant des compositions explosives et ludiques.
Ses motifs aux contours noirs et blancs contrastent avec l’utilisation d’une palette des couleurs primaires. En s’inspirant de la bande dessinée et de la publicité des années 50, il déconstruit des symboles pour les transformer en un univers visuel foisonnant.

Comment en es-tu venu au street art ?
J’ai toujours peint et tagué, depuis mes 14 ans. J’étais à l’école La Ruche, puis Strate, la semaine à Paris, où je taguais dans les tunnels de métro. J’en profitais aussi à l’occasion de mes voyages. J’avais beaucoup d’amis graffeurs. Je suis passé par le vandale avant de faire de l’art, de trouver des solutions pour mettre mon travail dans la rue.
J’ai eu plusieurs pseudo. J’ai commencé à utiliser « Piotre » dans la rue il y a une dizaine d’années, mais je préfère garder l’anonymat, encore aujourd’hui.
Le vandale a été pour moi un laboratoire. Je me suis essayé à plusieurs choses. Je faisais des graffitis avec des éléments illustrés, allant presque jusqu’à l’abstrait, comme si je travaillais un flop. Je remplaçais les lettres par des chimères graphiques, comme des nuages, des couronnes, des petits fantômes, des yeux, etc. C’est une écriture spontanée où les lettres deviennent des formes. Tu penses voir un graff, avec quelque chose à lire, mais non ; ce qui m’intéresse, c’est casser les codes du graffiti, avec la lettre, le tracé et la typographie, avec de la figuration libre, voire de l’abstraction. La lisibilité du graff est passée au dernier plan. Je préfère raconter une histoire avec des références à chercher.

Quelles sont tes influences ?
La toute première influence a été la découverte de Picasso quand j’étais en maternelle. À cet âge-là, je ne parlais plus et dessinais comme un fou pour me libérer. On m’a prêté des livres sur Picasso, un peu poussés pour un enfant. Son travail m’a passionné et transcendé, je ne sais pas pourquoi. Je me souviens de sa toile Les Demoiselles d’Avignon. Ses tableaux étaient plus réalistes à ses débuts et plus déstructurés en avançant dans le temps. L’approche “désapprendre” m’inspire.
C’est comme avec la Figuration libre, cette démarche qui laisse la place à l’accident et la spontanéité. Le fait d’être à l’écoute de ses premiers traits et de ne pas intellectualiser. Tu dessines ce que tu ressens sur le moment, comme une écriture spontanée, pas réfléchie. Chaque action induit la suivante, comme un cadavre exquis.
Il y a bien sûr eu le graffiti vandale. Ce n’est pas l’acte de vandalisme qui m’intéresse, mais trouver l’esthétisme dans la dégradation.
J’ai aussi été inspiré par la BD et les comics old school.
Au début de mon travail, j’ai été influencé par la publicité américaine des années 20 jusqu’à 50 pour tous ses logos. C’étaient souvent des personnages imaginés par les mêmes illustrateurs qui ont fait les premiers dessins animés, les premières BD. Ce sont les caractères design de ces publicités à l’ancienne qui m’ont plu pour le côté cartoon. J’aime zoomer ou simplement prendre un morceau. J’ai mes propres éléments graphiques, comme un soleil avec un visage. On sent l’influence du caractère design. Je raconte des histoires, avec des mini BD plutôt que du graff.

Comment en es-tu venu à te concentrer sur les couleurs primaires ?
Avant, je travaillais en noir et blanc, avec de la figuration libre. Les couleurs primaires sont arrivées en 2017. Elles permettent de créer des tensions graphiques fortes. Avec les autres couleurs, j’avais l’impression de faire du coloriage. Les couleurs primaires, à l’inverse, donnent quelque chose d’électrique, d’identifiable. J’ai fait mon premier mur avec ces 3 couleurs à Art Basel Miami en 2018, où on m’a surnommé « le frenchy aux couleurs primaires ». Depuis, je suis reconnu pour ça.

Piotre, 2018, Miami

Comment prépares-tu la composition de tes œuvres ?
Je fais beaucoup de croquis avec des éléments que j’aime bien. Je m’inspire de ces esquisses pour en faire une nouvelle sur la toile où je compose en écriture spontanée, en quelques minutes. Je ne travaille pas trop mes formes pour garder la spontanéité de départ, jusqu’à tirer vers l’abstraction.
Pour les couleurs, je pose le fond à l’acrylique ou en bombe. Je fais d’abord les dégradés, puis les aplats. J’utilise le masquage ; je découpe le scotch comme de la dentelle. Ensuite, j’interviens à nouveau à l’huile et au spray. Je compose les couleurs par équilibre de masse, selon où se trouve une couleur, si elle manque à certains endroits, s’il y assez de blanc, etc. Enfin, j’en viens au contouring en noir ou blanc. Pour le noir, je fais un mélange maison avec de l’acrylique, de l’encre de Chine et des pigments noirs.
Je travaille mes aplats de façon bien nette et mes dégradés. J’aime opposer ces derniers, avec par exemple un rouge qui va du plus clair au plus foncé, à côté d’un bleu qui va du plus sombre au plus lumineux. Je décale mes ombres ; sur un côté de la toile, elles sont projetées sur la droite, et sur l’autre, elles vont vers la gauche. Ce n’est pas logique mais ça crée un équilibre, un mouvement.
J’ai imaginé le mot « Extratopie » pour parler de mes œuvres, pour ce qu’on ne voit pas dans leurs compositions, pour ce qu’il y a en dehors. Quand je peins une toile, tout est fuyant. La toile n’est pas un support mais une fenêtre vers autre chose.

Piotre, Extratopie Sphère, 2024, techniques mixtes sur toile, tondo 60 cm

Comme on le voit avec Extratopie Sphère, il se passe autre chose autour de la toile. Il y a plus d’informations induites que montrées, pour pousser le spectateur à se raconter une histoire. L’œuvre n’est pas statique. Elle commence sa vie en dehors de l’atelier, quand le spectateur voit ce qu’il veut. Ce qui peut aussi changer avec le temps lorsqu’il fait attention à un autre détail. La toile continue d’évoluer avec son spectateur.
J’ai un répertoire de formes. Il donne un rythme qui se répète tout seul. C’est même plutôt un répertoire de gestes. La forme de mon nuage « bubble » contraste avec la brique carrée. J’agrandis les éléments et je les coupe. Le tout donne une composition intéressante, un jeu de tension.
Pour le papier, j’aime de plus en plus travailler avec le marqueur Baranne® (ndrl : bâtons de cirage que les premiers graffeurs vidaient pour y mettre de la peinture de carrosserie). Ça donne un gros pinceau, avec une mèche plus ronde.

Qu’est-ce qui te plaît le plus dans la pratique de rue et celle d’atelier ?
J’aime dans la rue le fait d’amener une anecdote dans le quotidien des gens. Ce n’est pas le côté adrénaline qui m’anime, mais raconter quelque chose en fonction de l’endroit où je place le graffiti. Je crée une narration entre le support et le lieu choisi. Le cadre de la rue est valorisant. Il est en opposition avec mon travail très coloré et net ; la rue est grise et crade. Je vois l’œuvre comme une fenêtre et non un visuel posé. Je crée des ouvertures dans l’espace urbain avec mes collages. J’utilise des alcôves ou des fenêtres condamnées, je peins des échelles qui mènent aux œuvres.
Dans l’atelier, je me plonge dans le laboratoire de recherche. Je dessine, je teste des choses et des techniques. Je suis dans ma bulle, sans limite à la création. C’est l’espace parfait pour la liberté d’imaginer, de raconter. Je ne suis pas soumis au regard des autres. C’est l’aventure ! L’atelier-laboratoire est un axe fort de mon approche.

Sens-tu une évolution dans ton style, tes techniques, ton approche ?
C’est en constante évolution. Ce qui m’intéresse, c’est la recherche. Je n’arrive pas à appliquer les mêmes recettes, je m’ennuie sinon. Je cherche l’aventure, l‘insécurité. C’est pour ça que j’explore plusieurs styles. J’aime aller vers quelque chose que je ne maîtrise pas, et tendre vers la justesse.
Je reviens à l’utilisation du pastel gras et aussi à l’esquisse en aquarelle. Mon style évolue selon mes envies mais mon style graphique reste identifiable. Au fur et à mesure, tout finira par se lisser dans une seule et même recette, mais il y aura toujours de la remise en question. Les toiles qui m’intéressent sont celles qui ne sont pas encore faites.

Piotre, Bouquet Final, 2025, technique mixte sur toile, 100 x 81 cm

Quels sont les messages que tu souhaites transmettre à travers tes œuvres ?
Je souhaite inviter les gens à utiliser leur imagination. Je veux susciter la curiosité et transmettre un message positif. C’est au spectateur d’aller puiser une réponse possible, créer un lien de réflexion. J’emmène le spectateur vers mon imaginaire plutôt que l’imposer. Je m’adresse à tous. Mon art ne peut ne pas plaire à tout le monde mais il peut toucher tout le monde ; j’aime ce côté universel et intergénérationnel.

En ce moment, sur quoi travailles-tu ? Envisages-tu d’explorer de nouvelles voies ?
Cette année, j’ai envie d’avancer sur la sculpture. Je cherche à traduire mes codes graphiques en volume. Je fais des recherches avec du carton maché, du fil de fer, de la terre, ou de la résine.
J’explore aussi le vitrail, mon travail s’y prête bien. Je joue avec la couleur et la transparence. J’aime le noir absolu du vitrail qui découpe la lumière et travailler un dégradé sur un morceau de verre ce qui peut l’opacifier.
Actuellement, j’édite un livre d’art sur mon travail qui reprend toute la partie recherche de  laboratoire, avec des esquisses, des notes, des post-it, des photos d’atelier, etc. Les couvertures sont faites avec des chutes de toiles d’atelier. Les pages sont en papiers recyclés, ce qui crée des accidents graphiques ; il peut y avoir des lettres ou des traces de fluo par exemple. Pour les textes, ce sont des phrases de réflexion, un peu absurdes. Ce sont des messages cachés que l’on peut trouver aussi dans mes œuvres. Je m’amuse avec le côté “cherche-trouve”, à la Où est Charlie, avec l’aspect ludique et interactif. Même moi je peux redécouvrir des choses dans mes tableaux.

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